Le cœur genevois de l’art et de l’artisanat

2 octobre 2023
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Le premier musée des beaux-arts de Suisse ? Le Musée Rath ! Ouvert au public en 1826, ce dernier impressionne les visiteurs du fait de sa monumentalité. Les curieux et fins connaisseurs défilent en son antre, tout comme les expositions temporaires du Musée d’art et d’histoire, auquel il est rattaché.

Idéalement situé sur la Place de Neuve, voisin du Grand Théâtre et du Conservatoire de musique, le Musée Rath, avec ses grandes colonnes de style néo-classique, en impose. Mais il est également le symbole de l’intérêt des Genevois pour les arts: il est le premier musée des beaux-arts de Suisse.

Le Musée Rath, c’est un tout. Une enveloppe monumentale, qui intrigue puis impressionne dès le premier regard. Mais également un lieu à l’aura particulière, dont les expositions séduisent, étonnent et surprennent. Il est rattaché au Musée d’art et d’histoire (MAH) de Genève, lequel est découpé en plusieurs entités: le musée mère de Galland, la Maison Tavel et le Musée Rath.

Le legs des sœurs Rath

Conçu par l’architecte Samuel Vaucher entre 1824 et 1826, le bâtiment a été ouvert au public dès la fin de sa construction, grâce à la générosité des sœurs Rath – elles-mêmes avaient reçu une fortune importante de la part de leur frère, le général Simon Rath. Jeanne Henriette et Jeanne Françoise Rath ont ainsi fait un legs à la Ville de Genève pour la création du Musée Rath en 1824, sous l’impulsion de la Société des arts de Genève. Dès 1830, les sœurs ont par ailleurs habité juste à côté du musée.

En 1851, alors inquiète pour l’avenir du musée, l’artiste peintre Jeanne Henriette Rath s’était opposée à ce que le conseil administratif de Genève en reprenne la direction. Un imbroglio juridique s’ensuivra, que la Ville de Genève emportera finalement la même année.

« Conçu par l’architecte Samuel Vaucher entre 1824 et 1826, le bâtiment a été ouvert au public dès la fin de sa construction, grâce à la générosité des sœurs Rath. »

1826 – Souvenir de la Suisse CIG

Jeanne Henriette Rath décédera en 1856, sans toutefois oublier de stipuler dans son testament que les salles du Musée Rath devront rester sous l’égide de la Société des arts tant que cette dernière n’y aura pas renoncé volontairement. Elle ajoutera : «Je rappelle la véritable et seule destination de cet établissement consacré par mon intention et ma volonté aux beaux-arts, peinture et sculpture sans que ce local puisse être appliqué à d’autres emplois.» La famille Rath a ainsi décidé de la vocation du premier musée des beaux-arts de Suisse.

« Dès sa fondation, le Musée Rath poursuit un double objectif: éveiller l’intérêt du public pour l’art et offrir aux artistes des sujets variés d’études et de réflexions artistiques. »

Poursuivre un double objectif

Selon Estelle Fallet, la conservatrice en chef en horlogerie, émaillerie, bijouterie et miniatures du Musée Rath, ce dernier a été conçu dès son origine comme « un temple dédié, au sens propre, aux Muses». Mais le projet ne datait pas d’hier, puisqu’il était déjà question d’un musée des beaux-arts depuis la fin du XVIIIe siècle à Genève.

©Magali Giradin

Dès sa fondation, le Musée Rath poursuit un double objectif: éveiller l’intérêt du public pour l’art et offrir aux artistes des sujets variés d’études et de réflexions artistiques. Dans un premier temps, lorsque la Société des arts en était la première locataire, des collections appartenant à cette dernière étaient essentiellement exposées ainsi que des productions d’artistes genevois. Des œuvres de grands maîtres étaient par ailleurs remises au musée par des collectionneurs privés, explique Estelle Fallet.

Le musée a aussi un fort lien historique avec le milieu de l’industrie. Créée au XVIIIe siècle, l’école de dessin de la Société des arts voulait améliorer la formation des artisans de la Fabrique genevoise (qui regroupait à l’époque l’ensemble des métiers de l’industrie bijoutière et horlogère). Elle a ainsi été accueillie dans le sous-sol du Musée Rath dès 1826. «Depuis cette date, des liens avec l’industrie se sont mis en place », souligne Estelle Fallet. Elle mentionne notamment l’exposition des produits de l’industrie genevoise de 1828.

En 1873, le Musée Rath a accueilli l’École des demoiselles, à la suite du départ des garçons vers l’école du Grütli. Le musée diminuera par la suite peu à peu son soutien à la formation des artisans de la Fabrique, puisqu’il sera relayé par l’École d’arts appliqués et l’École d’horlogerie. Dès que le MAH a été créé, soit en 1910, le Musée Rath est devenu un lieu d’expositions temporaires.

©Magali Giradin

Actuellement et jusqu’au 24 septembre 2023, c’est l’amour au masculin qui s’y affiche au grand jour, au travers d’une extraordinaire collection de plusieurs milliers de photographies d’anonymes présentée dans le cadre de l’exposition Loving.

Marc-Olivier Wahler, directeur du Musée d’art et d’histoire de Genève

Marc-Olivier Wahler est originaire de Neuchâtel, où il a étudié l’histoire de l’art, avant de commencer sa carrière de conservateur aux beaux-arts de Lausanne. S’en est suivie la mise en place du Centre d’arts de Neuchâtel, qu’il a dirigé pendant six ans. Il a ensuite dirigé le Swiss Institute, à New York, mais également le Palais de Tokyo, à Paris, avant de se lancer dans une carrière plus indépendante. Il a alors réalisé plusieurs expositions à l’étranger. C’est finalement en 2019 qu’il débarque au MAH.

La collection du MAH va de l’Antiquité à nos jours et elle ne contient pas uniquement de l’art: il y a de l’art appliqué, des outils, des instruments de musique, de la bijouterie, de l’horlogerie, des armures… «Cela permet de réfléchir à ce qu’est une œuvre d’art et ce qui est un artefact conçu par l’artisan. On peut se demander ce qui lie le silex à la peinture historique. On ne se trouve pas dans la même catégorie, bien sûr, mais ils ont finalement tous les deux été pensés et conçus par un esprit créatif.» Pour Marc-Olivier Wahler, c’est l’émanation de cet esprit créatif qui est le fil rouge du MAH.

Quant au musée Rath, il se trouve que les conditions muséales y sont excellentes. «Que ce soit la lumière ou le contrôle de la température, nous n’avons pour l’instant pas ces conditions au musée de Charles Galland. On peut donc réaliser ici des expositions que l’on ne peut faire ailleurs.» Avec sa nouvelle programmation, le Musée Rath souhaite réfléchir sur la notion même de collection et sur ce qu’elle signifie. «On travaille avec des collections, qu’elles soient genevoises, privées ou publiques, qui sont les plus vastes possibles et qui touchent à l’ethnographie, aux sciences ou encore à l’histoire naturelle. Car, finalement, où commence cette notion de collection?»

©Magali Giradin

« On travaille avec des collections, qu’elles soient genevoises, privées ou publiques, qui sont les plus vastes possibles. »

Marc-Olivier Wahler souhaite qu’une cohérence visible s’installe autour du thème des collections. « Les expositions au Musée Rath sont un pendant à celles de Charles Galland. En plus, maintenant, elles ont lieu en même temps et elles se répondent pour constituer un parcours. Il y a une structure narrative qui peut se créer et qui peut évoluer, c’est aussi très intéressant pour le visiteur.»

À propos de l’exposition actuelle, Loving, le directeur du MAH explique qu’il connaissait déjà les photographies actuellement présentées au public. «Les deux Américains n’avaient même pas conscience qu’ils étaient en train de constituer une collection, tout simplement parce qu’ils étaient passionnés par ce qu’ils faisaient.» Les collectionneurs ont ainsi trouvé et conservé des clichés dans lesquels ils reconnaissaient des signes d’amour entre hommes, qu’ils soient amis, amants ou frères. «L’interprétation de l’exposition est bien sûr ouverte, mais ce que je trouve personnellement beau, c’est cette notion d’amour universel qui en ressort, d’un lien fort qui unit deux personnes.»

Estelle Fallet, Conservatrice en chef en horlogerie, émaillerie, bijouterie et miniatures du Musée Rath

Originaire de la Chaux-de-Fonds, l’historienne de formation Estelle Fallet s’est immergée dans le monde muséal durant ses études. Conservatrice depuis vingt ans au Musée Rath, elle explique que c’est avant tout l’histoire des collections genevoises qui l’a interpellée. «Les collections d’horlogerie et d’émaillerie m’ont attirée vers le Musée d’art et d’histoire de Genève. Ces dernières années, j’ai été appelée à m’interroger sur la collection même de ce musée. C’est-à-dire: comment il fonctionne et avec qui travaille-t-il ?»

Lorsqu’elle évoque de prime abord le Musée Rath, elle enfile sa casquette d’historienne. «Sa place est réellement centrale dans la géographie du quartier. Dès le départ d’ailleurs, il se situait près de la Porte de Neuve, qui était l’un des axes d’entrée dans la ville», explique-t-elle. Mais elle mentionne rapidement la convergence des arts et l’interdisciplinarité qui ont fait sa réputation: «Là est toute la vocation de ce lieu, qui a donné à voir des collections et des expositions qui ont toujours été diverses, mais également ancrées dans l’actualité, parce qu’en lien direct avec la création.»

Elle revient sur les premières expositions dédiées aux beaux-arts, auxquelles, très rapidement, les artisans et les fabricants ont voulu être associés. Des expositions de produits de l’industrie ont ainsi été réalisées dès 1828. Les lieux dédiés permettaient de montrer que le public s’intéressait à ce qu’il se passait en ville, mais aussi dans les fabriques et dans les ateliers. «Cette association est d’ailleurs propre à la Suisse, et encore plus particulièrement à Genève», précise-t-elle.

Même durant les années 1940-1950, qui correspondent à la période moderne, des expositions de montres et de bijoux avaient lieu à Genève. Encore aujourd’hui, le Grand Prix d’horlogerie s’expose au Rath. «On est toujours en association avec cette partie beaux-arts au sens large des métiers d’art. On se trouve au cœur de Genève, géographiquement, mais aussi au cœur genevois de l’artisanat et de l’art. Tout converge, au niveau symbolique, mais aussi au niveau contenu et contenant.»

©Magali Giradin

« Notre but est de réinterroger les objets ou ce qui a été écrit sur eux, de revenir auprès d’eux et de les faire parler différemment. »

Le bâtiment, quant à lui, a changé d’aspect, tout comme l’intérieur. «Il faut imaginer que tout était ouvert, donc cela changeait complètement l’ambiance. Il y avait des arches et des colonnes qui ponctuaient l’espace du rez-de-chaussée ainsi que des arcades vitrées. » Quelques traces du bâtiment d’origine sont néanmoins encore présentes, comme les rambardes ou certaines pièces de ferronnerie. «C’est un lieu qui accueillait de nombreux artistes, lesquels venaient apprendre les gestes des grandes écoles de peinture. Tandis que les artisans venaient trouver de l’inspiration pour réaliser des décors d’ornementations et les émailleurs venaient copier des œuvres en miniature.»

Même si la configuration du bâtiment a changé, ce dernier est resté extrêmement vivant, porteur d’une histoire inspirante. «Quand je monte le grand perron et que je passe le portique, j’ai en tête des images du XIXe siècle, calèches et poussière comprises. Je me souviens avoir lu que, pour une exposition particulière, les pompiers devaient arroser les rues alentour pour que la poussière retombe et ne pénètre pas dans le musée. Ce sont ces images qui me font dire que c’est un haut lieu et qu’on a beaucoup de chance d’y travailler.»

Ce qui anime tout particulièrement Estelle Fallet dans son métier de conservatrice au Musée Rath, c’est «ce patrimoine général qui est illustré par des objets». Des objets en abondance, diversifiés et d’une qualité globale remarquable. «On touche à tout: des garde-temps aux objets du quotidien, en passant par des bijoux.» Ces dernières années, la documentation des savoir-faire se fait également à travers les outils. «Notre but est de réinterroger les objets ou ce qui a été écrit sur eux, de revenir auprès d’eux et de les faire parler différemment.»

Samuel Gross, Curateur d’exposition au Musée d’art et d’histoire de Genève

Le Valaisan Samuel Gross a étudié l’histoire de l’art à l’Université de Genève, où il s’est finalement installé. Il a ensuite travaillé au MAMCO, pour une galerie ou pour des collections privées. Avant de se voir offrir la possibilité d’organiser les expositions du MAH, Samuel Gross était en Italie, où il s’occupait de la programmation des évènements de l’Institut suisse. «La particularité du Musée Rath, c’est qu’il n’y a pas de vie dans ce lieu si on n’en injecte pas. Il n’existe pas de collection permanente, pas de bureaux non plus. C’est en fait une enveloppe dans l’attente d’un objet pour la mettre en mouvement.»

©Magali Giradin

« La particularité du Musée Rath, c’est qu’il n’y a pas de vie dans ce lieu si on n’en injecte pas. »

Un objet rendu forcément unique, notamment par la configuration du bâtiment. «Tous les espaces communiquent les uns avec les autres. Il n’y a pas de portes, pas de distinguo fait dans les espaces. Cela donne une ambiance particulière.» Le lieu est lui aussi unique, car chargé d’une connotation culturelle très forte, avec tout ce qu’elle représente. «Et puis le Musée Rath a aussi cette monumentalité contre laquelle j’aimerais bien essayer de lutter. Parce qu’elle entraîne une espèce d’unique émotion possible par rapport aux objets qu’on y fait entrer. Mais en fait, on peut jouer avec ça.»

Samuel Gross revient sur la période du Covid pour illustrer ses propos: «On pouvait se retrouver à boire du thé dans un petit salon avec l’ami de son choix, face à une seule œuvre choisie par des internautes. On percevait alors l’immensité de ce bâtiment dédié à un seul sentiment. Mais c’est à la fois intéressant et limitatif par rapport au lien que l’on peut créer avec des objets.»

D’un point de vue plus général, le curateur d’exposition souligne qu’une ligne graphique générale des expositions a été produite pour le musée, «en imaginant qu’il était important que les visiteurs perçoivent quelque chose qui unifie chacun des projets et qui permet d’interagir avec les objets présentés». Une sorte de rétablissement d’un «vocabulaire qui nous serait commun».

Cette manière de voir les choses est notamment perceptible dans le renoncement à certaines scénographies, comme celles des «boîtes dans les boîtes». «Les musées se rendent compte des bouleversements de la société. Or, faire de l’architecture dans de l’architecture, c’est produire des déchets et des choses dont on n’a l’usage qu’une fois. On essaye donc de revaloriser nos bâtiments et de jouer de textures et de sentiments à l’intérieur de ces espaces.»

Quant au futur du Musée Rath, Samuel Gross rappelle qu’il est l’un des premiers bâtiments construits dont l’unique destination est d’être un lieu de présentation d’œuvres d’art. «J’espère
que ce sera un espace dans lequel on pourra injecter le futur des musées. Lequel ira, je l’espère, au-delà de la contemplation simple, mais qui permettra d’activer aussi d’autres rapports entre nous et ces objets que l’on conserve.»

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